La famille normale existe-t-elle ?
Le concept de « famille normale » est un mythe qui a la vie dure. Voyons ensemble comment les normes sociales influencent la parentalité, les relations familiales et surtout le soutien à la parentalité !
Cet article m’a été inspiré par une citation de Donald Jackson :
« Après avoir étudié la famille pendant de nombreuses années, j’estime pouvoir avancer qu’il n’existe pas de familles normales, pas plus qu’il n’existe d’individus normaux.
Il est des parents qui semblent vivre dans la plus grande harmonie mais dont les enfants sont nerveux, des parents qui s’entendent fort mal mais dont les enfants semblent en bonne santé.
Lorsqu’on entend quelqu’un s’écrier : « Ah voilà une famille normale ! », qu’on sache que celui qui s’exprime ainsi ne considère, en général, qu’une certaine facette de la vie familiale et non pas son interaction d’ensemble, laquelle reste impénétrable à l’observation naïve. Les personnes qui s’expriment ainsi sont en général de celles qui accordent une grande valeur au conformisme. » – Donald Jackson
Donald Jackson
A quel titre parle Donald Jackson parle-t-il de famille normale ?
Don Jackson était l’un des thérapeutes fondateurs du Mental Research Institute de Palo Alto qui a formalisé le modèle systémique de Palo Alto que j’utilise dans ma pratique.
Il était aussi l’un des fondateurs du journal « Family Process« . C’était le premier journal entièrement indépendant – sans but lucratif et non relié à une université ou à une association professionnelle – dédié au sujet de la famille et de la thérapie familiale.
Don Jackson était en effet un spécialiste de la famille et des interactions familiales. Il est d’ailleurs, avec Virginia Satir, l’un des créateurs de ce qu’on a appelé la thérapie familiale, qui n’existait pas avant les années 1950.
Dès 1943, alors jeune diplômé de Stanford, il a violemment rejeté les concepts psychanalytiques qui étaient pourtant la base de sa formation. Il s’est rapidement intéressé à l’approche de Gregory Bateson et à son analyse de la communication et du comportement. C’est cela qui a fondé son approche de la famille.
La famille « normale » ou la « bonne » famille ? Impact du concept de famille normale sur la parentalité
Très souvent, dans mes lectures, dans mon cabinet même, j’entends des références à ce que devrait être la famille « normale », le parent « normal », l’enfant « normal », …
Ce n’est pas toujours formulé de cette façon. Souvent cela prend la forme de « voilà ce qu’il FAUT faire/être pour être un bon parent« .
Selon le contexte, la période de l’histoire, ces « il faut / vous devez … » varient.
L’ironie de l’histoire veut que ceux qui se défendent le plus de vouloir normaliser les choses – les tenants de la psychanalyse – sont aussi ceux qui édictent le plus de normes et de règles :
L’enfant ne doit pas être tout pour ses parents, chacun des parents ne doit pas être tout l’un pour l’autre.
Une bonne famille a pour mission de transmettre des règles fondamentales.
La famille doit faciliter les ruptures successives d’avec elle.
Bref, des tas d’injonctions qui disent ce qu’on doit être pour être « bon ». On ne cherche pas la norme mais la norme est visiblement « vous devez être de bons parents et voici comment vous y prendre ». Une attitude pour moins infantilisante pour les parents : vous êtes un peu trop bête, on va vous expliquer comment vous y prendre …
Commencer à croire qu’il y a une bonne et mauvaise façon de faire nous fait bien mal démarrer dans les relations avec nos enfants. Dans la vie tout court il me semble. C’est une simplification bien abusive de la réalité. J’en avais déjà parlé ici.
On parle aussi, en ces temps de mariage pour tous, de la normalité de la famille sous l’angle du sexe des parents. Il faudrait un papa et une maman. Quand on sait que 1/3 des présidents des USA et 1/3 des personnalités ayant les biographies les plus étoffées dans l’Encyclopédie Britannica ont perdu un parent avant 15 ans, on peut se poser des questions sur la réalité de cette croyance … (information issue du très intéressant livre de Guillemette Faure « LE MEILLEUR POUR MON ENFANT« , livre commenté sur ce blog ici : Mon avis sur « le meilleur pour mon enfant » de Guillemette Faure).
Le mythe de la famille « normale » conduit d’ailleurs à des discriminations et à des préjugés sur ces familles moins dans la norme : les familles monoparentales (essentiellement des mères seules) sont par exemple jugées responsables des dérives de leurs enfants (sous entendu « si elles avaient été en couple, ils se seraient bien conduits ») par exemple. C’est là encore une attitude infantilisante et dévalorisante vis-à-vis des parents. Et c’est aussi rejeter sur l’individu une responsabilité qui repose en grande partie sur le contexte socio-économique.
Bref, croire à une quelconque « normalité » qui assurerait une bonne éducation me semble donc dangereux.
Mais c’est quoi au juste une famille « normale » ? La mienne bien sûr !
Ce que j’observe aussi assez souvent, c’est que ce que nous définissons comme étant la normalité, c’est plutôt ce que nous faisons : si je le fais, c’est que c’est normal de faire comme ça.
C’est souvent aussi une façon de se rassurer sur le fait que, moi, j’ai fait les bons choix. J’en avais déjà longuement parlé dans l’article « les bons et les mauvais parents » dont je cite ici un passage :
J’ai souvent entendu ça dans les discussions de parents :
« nous, on se pose des questions, on réfléchit à ce qu’on veut faire. Les autres, non ! »
Moi aussi, j’ai dit des choses comme ça il y a quelques temps ; moi aussi je me suis réjouie de lire des livres, de participer à des réunions et des ateliers. Cela faisait « la différence » entre les parents qui réfléchissent et se donnent les moyens et les autres.
Bien sur, cette phrase-là est rarement dite dans l’intention de faire la distinction entre les « bons » et les « mauvais » parents, quoi que … On se défend même de faire cette genre de distinction … mais parfois – pas toujours – on n’en pense pas moins. (…)
Parfois on ne pense pas à mal en disant ça, on a l’impression de faire un constat, et même on a le sentiment d’aider les autres parents en soulignant que devenir de meilleurs parents est à leur portée, qu’il leur suffit de pas grand chose : un peu de bonne volonté, un peu de temps, etc
C’est surtout qu’on a juste envie de se voir en positif. N’empêche … Le résultat est le même : il y aurait des « bons parents » qui se donnent les moyens et des parents moins bons qui s’en donnent moins. Drôle de constat qui revient à dire qu’il y a de bons et de mauvais parents … Et oui c’est à ça que mène le concept de famille « normale ».
Le « bien » et le « mal », la carte et le territoire … et dans la famille « normale » ?
Première précision : s’il est relativement facile d’identifier clairement les situations de maltraitance grave, il l’est beaucoup moins aisé de dire si tel ou tel comportement est une maltraitance liée à l’éducation ou un inconfort passager qui permet à l’enfant de grandir. C’est bien de cette « zone grise » que je parle ici.
Lorsque je me fie aux « il faut », je prends le risque d’essayer d’être conforme à quelque chose dont mon enfant n’a pas besoin, qui ne lui correspond pas … et qui ne fait pas sens pour lui, ni pour moi.
Je suis en train de me fier à ma carte – ma vision de ce qu’est un « bon parent », mes croyances, mon idée de ce qu’est un enfant, … – plutôt qu’au territoire – mes enfants réels, ma personnalité réelle, mon contexte de vie réel, …
Comme Isabelle, la maman de Lucie, 15 ans. Pour Isabelle, une maman ne doit pas être une copine et ne parle pas de leurs histoires de coeur avec ses enfants. Sauf que sa fille m’exprime le besoin intense de partager avec sa mère sur ses histoires de coeur et de lui demander conseil sur ses relations avec les garçons.
Comme Jean, le papa de 3 enfants. Pour Jean, les règles doivent être respectées sans discuter. C’est comme ça qu’un parent montre qu’il aime ses enfants. Sauf que son plus jeune fils est le seul de la famille à exprimer son sentiment d’injustice face à certaines de ces règles. Et qu’il est le seul aussi à subir les foudres parentales étant considéré comme le vilain petit canard qui se plaint tout le temps. Et il souffre beaucoup de ce qu’il interprète comme un manque d’amour de ses parents. « Ils ne m’aiment pas » me dit-il clairement.
Comme Séverine, la maman de Thomas, 11 ans. Pour Séverine, l’expression des émotions est importante. « Il faut les exprimer, sinon ça crée des problèmes » dit-elle. Et elle est là pour écouter et aider à résoudre. Sauf que Thomas, lui, voudrait bien qu’on lui laisse gérer ses émotions en paix, tout seul dans son coin. Et qu’il a fini par croire qu’il avait vraiment un problème à entendre qu’il fallait les exprimer, ce qui le mettait mal à l’aise. « Ca va mieux quand je vais un moment tranquille dans ma chambre et que je réfléchis tout seul plutôt que d’aller voir maman » me raconte-t-il.
Ce qui semble « normal » ou est recommandé est-il adapté à ma situation ?
Don Jackson parle de l’interaction d’ensemble de la famille quand il dit : « Lorsqu’on entend quelqu’un s’écrier : « Ah voilà une famille normale ! », qu’on sache que celui qui s’exprime ainsi ne considère, en général, qu’une certaine facette de la vie familiale et non pas son interaction d’ensemble, laquelle reste impénétrable à l’observation naïve« .
Certains comportements, au vu de votre propre famille, de votre propre vision du monde de ce qu’est un « bon parent », peuvent paraitre anormaux … et pourtant générer une solution tout à fait satisfaisante.
C’est le cas de cette famille où une maman laissait pleurer ses bébés la nuit. Ce qui, au vu de ce qu’on sait du développement de l’enfant parait sembler être une aberration. Mais comme cette mère avait absolument besoin de dormir pour être bien la journée, elle avait choisi cette solution qui lui permettait d’être la journée une mère attentive et à très à l’écoute. Avec aujourd’hui de grands ados bien dans leur peau et ayant une relation très satisfaisante à leurs parents.
D’autres comportements peuvent paraitre normaux et adaptés et pourtant s’avérer dysfonctionnels.
C’est le cas de l’écoute des émotions qui peut entretenir certains problèmes lorsqu’elle n’est pas adaptée, comme je le disais plus haut à propos de Séverine et Thomas. Parfois l’écoute ne fait que renforcer le problème et ne permet pas à l’enfant de trouver les ressources qui lui permettraient de résoudre le problème par lui-même. Je l’ai abordé dans de multiples articles sur ce blog mais je vous recommande particulièrement « qui trop écoute mal aide ».
Recommander à des parents de répondre aux pleurs de leur nourrisson est évidemment une recommandation saine. Pourtant, leur rappeler qu’il vaut mieux un bébé qui pleure qu’un bébé secoué en est une tout aussi saine. Et qui peut sauver des vies (et je vous assure qu’il n’est pas rare que des mères se sentent soulagées de m’entendre dire cela tellement elles se mettaient la pression pour répondre à l’injonction : « une bonne mère ne laisse pas son bébé pleurer« .
Si en tant qu’accompagnante parentale ou thérapeute familiale, je n’ai pas pris de recul sur ces différentes croyances, je peux involontairement inciter les parents à renforcer des comportements inadaptés. Comportements qui génèrent de la souffrance et contribuent à aggraver le problème.
Comme je le dis souvent : « il n’y a pas de bonne façon de faire quelque chose qui ne marche pas. ». Autrement dit : si j’ai besoin d’une pince, ce n’est pas en perfectionnant mon marteau que je vais résoudre mon problème.
Au fond, plus que la famille normale, la question est « qu’est-ce qu’un bon parent ? »
Aucune de ces attitudes parentales n’est « la bonne » ni « la mauvaise » dans l’absolu. Juger d’un comportement hors de son contexte – ce qui l’a amené, les conséquences qu’il a – est tout à fait absurde.
Les attitudes parentales observées sont parfois adaptées et parfois inadaptées, parfois efficaces, parfois pas. La vie de parents est faite d’essais/erreurs car nos enfants grandissent, leurs besoins changent. Nos attitudes ont alors besoin d’évoluer elles aussi.
Comme Don Jackson, la « bonne » famille me parait plutôt être celle dont les règles de vie et les relations évoluent et changent en fonction de la réalité de la vie. Celles qui permet à chacun des membres de la famille de se sentir suffisamment en sécurité et de pouvoir acquérir les compétences utiles.
Un système vivant qui n’évolue pas pour s’adapter à son environnement est un système mort. C’est une règle biologique incontournable valable aussi pour les familles. Les injonctions qu’ont ne peut remettre en question sont des pièges qui font souffrir beaucoup de familles, parents et enfants compris.
De plus, la grande difficulté est que nous ne pourrons évaluer l’éducation de nos enfants qu’aux adultes qu’ils seront devenus … (d’ailleurs j’ai abordé ce thème dans l’article logiquement intitulé « évaluer l’éducation de nos enfants »😁)
Et encore ne saurons-nous pas si ce que nous voyons est le résultat de notre éducation ou de ce que l’enfant a tiré de sa vie en général et des interventions de toutes les autres personnes qu’il a rencontrées : amis, enseignants, entraineurs, collègues, …
Remettre en question les normes familiales peut permettre de créer un environnement plus sain et plus authentique pour les parents et les enfants. »
Mieux vaut considérer les injonctions à se comporter de telle ou telle manière comme des informations plutôt que comme des règles de conduite.
Les mythes de la famille normale et du bon parent ont encore de beaux jours devant eux … et trainent avec eux leur lot de souffrances.
Je laisserai le mot de la fin à cette maman, en souffrance dans son rôle de mère et qui, en fin d’accompagnement m’a dit : « j’étais tombée dans l’éducation bienveillante comme on tombe en religion, je n’étais plus capable de me rendre compte que certaines choses n’étaient pas adaptées et nous mettaient tous les 2 en difficulté ». … et promis, je ne l’ai pas incitée à maltraiter son enfant : je lui ai simplement demandé combien de fois par jour elle s’autorisait à détester son enfant 😅.
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Pour aller plus loin à propos de famille normale
Sur ce blog :
- Les bons et les mauvais parents
- Comment vouloir être bienveillante m’a (presque) rendue maltraitante
- Une mère digne de ce nom ne ferait jamais ça
- Prévenir la maltraitance infantile
Je vous recommande aussi les livres de Béatrice Kammerer sur le sujet (liens affiliés) :
- « l’éducation vraiment positive »
- « L’éducation positive face à ses limites »
- « Calme, ferme et bienveillant » (attention ce n’est pas un livre de conseil mais bien une réflexion sur les concepts de l’éducation positive / bienveillante et leurs limites)
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